La haute cheminée brillait à des kilomètres à la ronde, dressée sur sa large colline dégagée de toute verdure. L’on pouvait la deviner autrefois abondante, et ce par les derniers vestiges que les machines n’avaient pas dégagés, à sa voir quelques souches et les brins de paille disséminés de-ci, de-là. Par cela la nouvelle bâtisse était un réel contraste, arborant cette couleur blanche propre aux constructions de Panem. Le blanc : implacable ; inébranlable ; pur ; propre. Un couleur appropriée au Capitole qui, finalement, détruisait ce qui était présent et reconstruisaient leurs immenses bâtisses immaculées par-dessus. Ils effaçaient le passé et construisaient pour l’avenir, et tout repartait à zéro. Et les souvenirs s’effaçaient, d’abord du paysage quand ils emportaient les ruines, puis des mémoires quand la vie et la mort les secondaient, puis des livres quand enfin le temps apportait son inévitable coup de grâce.
De ce constat s’était en même temps dressée la sourde promesse de ne pas oublier.
De hauts grillages entouraient le chantier encore en cours, le protégeant de tout risque d’effraction parce qu’alimenté d’électricité haute tension. La construction semblait terminée, prête, belle, utile… mais ce n’était qu’une image : ils avaient au plus vite construit sa carcasse de manière à impressionner les passants. Quant à l’intérieur ? Parfaitement vide. Et cela n’échappait pas aux yeux inquisiteurs d’une personne qui avait grandi là et qui entendait résonner à ses oreilles des souvenirs fuyards, échos amplifiés par cette coquille creuse.
Le temps était radieux, mis à part ces quelques nuages qui se promenaient. L’un d’entre eux découvrit d’ailleurs le soleil, dont les rayons tapèrent contre la surface métallique, plane et claire, illuminant ainsi les alentours exempts de vie et éblouissant la silencieuse spectatrice qui se couvrit les yeux avec son bras, reculant.
Indis tapa soudain contre le grillage ; quand le bruit percuta ses oreilles, elle fit un bond en arrière. Les cliquetis périodiques prévenaient d’un fort courant électrique, rappelé par un panneau accroché juste au dessus de sa tête et qu’elle avait idiotement et superbement ignoré. Ses yeux se reportèrent d’eux-mêmes sur l’usine et elle repartit dans ses rêveries habituelles, son visage affichant une expression qui signifiait qu’elle n’était plus à Panem. Ce qui était loin d’être un problème pour elle.
Son esprit errait dans des films habillés de blanc et de couleurs vives. Ils paraissaient sûrement plus idylliques que ce qu’avaient été les faits réels, mais c’était là le pouvoir des souvenirs : de la mémoire couplée aux émotions pour rendre par la suite le ressenti bien plus que la vérité. Et ce qu’il y avait dans le cœur d’Indis, en cet instant, c’était de la joie, c’était de la nostalgie, c’était surtout de la tristesse. C’était cette vieille maison qui se dressait, barrière rassurante de la réalité du monde ; c’était ces rires et ces cris qui habillaient les murs ; c’était la douceur de l’herbe et c’était la fraîcheur de la rosée.
C’était l’illusion du bonheur.
Les souvenirs continuaient de dérouler leur film. Indis sentit que le manoir perdait doucement de son calme, sa façade n’arborait qu’un blanc que les malheurs cassaient. Une ombre grandit sur celle-ci, empreinte de violence et de malheur : c’était l’ombre de celui qui avait son grand-frère, Terrell ; c’était également l’ombre de cette tombe sur laquelle elle confessait ses sentiments les plus vifs, leur redonnant un semblant de douceur ; c’était enfin l’ombre de ce grand arbre dans lequel elle s’était un jour coincée et duquel Parris l’avait tirée.
Des ombres, des couleurs, des rires… Les ravages du temps étaient tellement significatifs. Parce qu’il n’y avait rien de plus. Pas de visage, pas de voix, plus de mots.
Indis sentit son cœur accélérer. Non, non, impossible, elle s’était promis de ne pas oublier. De ne pas l’oublier ! Ses sourcils se froncèrent, ses mains se crispèrent sur son pantalon trop grand. Non, non. Terrell était grand, brun, il portait toujours des lunettes rondes, il souriait toujours. Mais à quoi ressemblait son sourire ? Et son visage, qu’elle savait toujours plein de tendresse pour elle ? Et ses cheveux, comment étaient-ils bruns ? Longs, elle s’en rappelait, parce que son père avait toujours relevé cette longueur qu’il ne trouvait jamais appropriée.
Oui, mais longs comment ?
La vérité sauta au visage de la jeune rousse comme un diable sortait de sa boîte, comme ce chat ronronnant qu’on aurait caressé au mauvais endroit. La vérité, la seule, l’unique, dans sa forme la plus brute : elle l’avait oublié. Elle avait réellement oublié sa voix, elle avait réellement oublié son sourire, elle avait réellement oublié ses yeux. Ce qu’elle avait retenu de son frère décédé, ce n’était que ce qu’elle s’était répété en boucles : notamment son nom, son âge, son travail ; notamment qu’il lui souriait toujours gentiment, qu’il était grand, qu’il avait des cheveux longs. Mais si elle venait à se concentrer un peu, elle ne pouvait pas le voir. Il était parti. Il n’était jamais revenu.
Il était mort.
Alors les larmes perlèrent aux coins de ses jolis yeux bleus, qui devinrent de jolis cristaux que l’émotion vêtait qu’en de rares occasions. Une nouvelle illusion la quittait : elle prenait la forme de ferrets en diamant accrochés au coin de ses yeux, que l’on pouvait admirer de loin mais que seul un cœur vicieux ou aimant viendrait à toucher. Semblable à une reine abandonnée qu’une âme noble hélerait avec compassion de ces mots : « salut à la Majesté tombée ! ».
Mais cela ne se passait ainsi que dans les récits chevaleresques, où les hommes sont à ce que la morale les a destinés, beaux, fiers et justes dans leurs moindres. La réalité ne faisait des hommes que ce pourquoi la nature les avait destinés : brutes, orgueilleux et avares. Et cette adolescente, bercée dans un cocon d’illusions, apprenait avec toute la violence possible ce qu’était le monde réel. Et c’était par son immobilité et sa droiture qu’il était possible de la décrire comme une reine arborant des ferrets, plutôt qu’une femme désespéré et éplorée.
Cette apparence romanesque, appartenant à un temps et une histoire abandonnés de cette société ravagée par une apocalypse, nous offrit à nous une parenthèse que cette âme rêveuse aurait aimée. Peut-être aurait-elle préféré se sentir majesté déchue plutôt que fille abandonnée.
Finalement, Terrell n’était plus qu’un acte d’exécution, des mots écrits par une machine sur un papier triste. Finalement plus qu’un dessin. Finalement plus que des paroles, qu’on associait à grand, brun, frère, souriant. Mais il n’était même pas un souvenir fiable dans le cœur de la personne qui l’aimait le plus. Et pourtant était-il mieux logé que sa mère, qui pendant des années avaient été une tombe, et qui à sa disparition n’était plus rien.
Et peut-être… peut-être que si elle venait à s’approcher, doucement, de la barrière électrique, se rapprocher de sa vie d’avant, peut-être pourrait-elle se raccrocher à quelque chose, qui rendrait quelque valeur à son existence. Elle fit un premier pas en avant, un second, droit vers le grillage, la main en avant, portée à sa quête.
Juste une illusion. Juste une raison. Juste un espoir.
« Eh, vous, là-bas ! Qu’est-ce que vous faites ? »
Indis fit un bond en arrière en entendant cette voix dans le lointain. Ce fut instinctif : la jeune femme prit ses jambes à son cou et détala sans un regard en direction de la personne qui lui avait adressé la parole. Droit devant elle, ses jambes la guidaient, puisqu’elle était incapable de décisions. Juste courir.
Seulement, quand le chemin inconnu passa de terre à bitume, le pied de la jeune femme tapa contre le sol. Indis ne réussit pas à rattraper cette maladresse plutôt légère et perdit l’équilibre. Entraînée dans sa course folle, elle roula sur quelques mètres avant de s’arrêter.
Silencieuse.