Nous ne sommes tous qu’une somme d’événements, de sentiments, de rencontres et d’espoir… Cette somme m’avait amenée là où j’en étais actuellement. Cependant quand je sortis de la salle des Juges et que la porte de l’ascenseur qui me ramenait à nos appartements se referma derrière moi, je croisai mon reflet dans sa paroi impeccablement lustrée. Une question résonna alors dans mon esprit : qui est cette fille qui me regarde ?

Mon cœur s’accéléra et je ne pus m’empêcher de regretter. Mais je n’avais pas le droit. J’avais fait ce qu’il fallait, ce qu’ils attendaient de moi. Si on jouait leur jeu, peut-être qu’ils seraient plus conciliants, peut-être qu’ils nous laisseraient plus de chance de nous en sortir… Seulement, cela signifiait aussi que je venais définitivement de devenir une autre et ça me terrifiait.

Mon reflet dans le verre n’était plus celle de la Chloé douce et gentille qui avait embrassé sa mère avant de se mettre dans le rang de la Moisson. Je ne savais pas qui elle était, cette fille dans le verre poli, mais elle me faisait peur. Sa mine était inexpressive, comme si je n’étais pas parvenue à gommer le vice qui s’était posé en moi pendant la présentation, ses cheveux tombaient de part et d’autre de son visage sans un mouvement, sa silhouette était droite comme si elle ne niait rien de ce qu’elle avait pu ressentir, son pantalon déchiré sur toute la hauteur d’une de ses jambes dévoilant sa cicatrice sur laquelle on ne pouvait plus que voir les résidus d'un vert sombre,… Et surtout ses pupilles : noires comme le jais, comme le corbeau… De ses ailes sombres, elle avait volé aujourd’hui. C’était posé et avait montré que si elle ne savait plus tenir sur ses deux pattes, il lui restait encore ses ailes.

Je fermai un instant les yeux, mais déjà la sonnerie de l’ascenseur me sortit de mon essai de rassembler ce qu’il me restait de moi. A peine eus-je fait un pas dans la pièce que je regrettais déjà d’avoir franchi le seuil de l’ascenseur. Ses portes se refermaient derrière moi et me laissaient dans la fosse aux lions : Ethan et Jason, assis autour de la table et qui tournèrent directement leur regard vers moi. Que me restait-il comme option ? Fuir ? Impossible, déjà leurs yeux me jaugeaient des pieds à la tête et avaient-ils dû voir mon état… Me détourner ? De toute façon ils me rattraperaient en moins de deux… Aucun d’eux ne voudrait me laisser filer sans me poser des questions.

Sans un mot, je restai figée, prise au piège, lorsqu’une de leurs voix s’éleva…

Quelque chose à ajouter ?

feat Chloé et Ethan ♪

Jason était passé, une chose de faite mais il n'en était pas pour autant moins angoissé. C'était à Chloé et il se demandait si elle s'en sortait bien. Voilà un petit moment déjà qu'il était retourné dans sa chambre et il s'était allongé et scrutait le plafond. Il aurait voulu pouvoir observer le ciel plutôt que ce plafond uni et horriblement ennuyant, il aurait regardé les nuages et essayé de se trouver à quoi ils ressemblaient. Il faisait ça souvent, s'allonger dans l'herbe au soleil et se reposait tout en regardant passer des nuages moutonneux. Un de ses passes temps après la chasse, un moyen pour lui de ne pas être à la maison et de fuir son père. Il était toujours seul quand il faisait cela et c'était assez triste mais le silence était reposant, un asile qui l'accueillait sans poser de questions. Il s'échappait du monde et de tous les problèmes qui tournaient autour, il fuyait la rancœur des autres la misère du district qui ne l'affectait pas tellement, la solitude de ces petits moments l'aidait. Par moment il aurait voulu que quelqu'un d'autre partage ces instants avec lui, plaisanter sur la forme étrange de ce nuage, discuter de tout et de rien. Là il ne pouvait pas voir le ciel en étant allongé juste un plafond et ça l'attrista l'espace d'une seconde. Il prit une douche, s'habilla et prit l’ascenseur, tout le monde devait être passé, les notes allaient bientôt être dévoilées et Ethan devait les attendre tous les deux. Soit pour les réprimander ou pour les féliciter, plutôt la première option pensa Jason, de son côté il ne s'en était pas sorti comme il l'aurait voulu et il s'en voulait assez, il espérait ne pas avoir une note trop humiliante et basse.

Chloé n'était pas encore là mais le mentor oui, sa tasse de café en main, c'était une véritable routine, il avait raison de faire une cure de café, quand il serait de retour au district il n'en trouverait pas, trop cher et rare pour le 10. Assit sur le canapé le cow-boy se retourna à son entrée. Jason s'installa sur le canapé, face à l'écran et essaya de ne pas croiser le regard d'Ethan qui devait se poser pleins de questions. Il a foiré ou il a complètement raté ? Devait il se demander, un peu des deux songea avec amertume le jeune homme. Des bruits de pas, c'était elle, elle arrivait enfin. Il se tourna vers l'entrée et comprit à son visage que quelque chose n'allait pas, il la connaissait trop bien. Elle avait l'air très tendue et désorientée ce qui était plutôt troublant, avait elle réussi, s'était elle plantée comme il l'avait fait ? Jason savait qu'elle ne dirait rien d'elle même.

« Te voilà enfin. Il fit une pause et lui adressa un petit sourire. Tout s'est bien passé ?

Puis il l'invita à s’asseoir, il plongea ses yeux dans les siens qui étaient assez fuyant comme si elle avait quelque chose à se reprocher ...

Je n'avais pas envie de parler, de leur confier ce qu'il venait de se produire. Personne ne devait savoir ce que j'avais osé faire, qui j'avais osé devenir pour entrer dans les règles d'un jeu cruel et stupide. Ce que j'avais osé faire pour nous donner une chance. Et tout était de sa faute... Mon regard s'attarda un instant sur la silhouette du mentor que je n'hésitais pas à fixer. Je n'avais pas peur de lui et de ses grands airs empreints de suffisance. Il croyait que je me cachais derrière des excuses, que je ne désirais pas réellement sauver Jason : il se mettait le doigt dans l’œil jusqu'au coude s'il pensait que je me laisserai mourir une fois dans l'arène. Au fond, si...j'aurais aimé qu'il puisse voir ce que j'avais présenté pour mon passage devant les Juges et j'aurais aimé que ce soit lui qui se prenne dans mon piège tant qu'à faire...

Mes pupilles s'étaient soudainement assombries sous l'effet de la rage qui bouillonnait en moi, mais rien ne servait de provoquer un nouvel esclandre. Les notes seraient diffusées dans à peine une heure à en juger par l'horloge numérique qui affichait avec une ponctualité irréprochable le temps qu'il restait avant chaque événement notoire de l'Expiation. Une heure avant les notes, le lendemain les interviews : que de belles choses en perspective.

C'est alors que Jason m'interpella, coupant le silence qui régnait depuis mon arrivée :

- Te voilà enfin. Il fit une courte pause avant de m'adresser un petit sourire destiné à m'encourager à me confier. Tout s'est bien passé ?

Dans d'autres circonstances, j'aurais sans doute opté pour un brin d'humour bien que les blagues aient toujours été plus son truc que le mien. J'aurais dit quelque chose du genre "ça dépend de quel point de vue on se place" ou encore "au moins avec ma prestation j'aurai droit à une nouvelle garde-robe", en référence à mon pantalon fendu. J'aurais tenté cela, oui. Ça aurait été amusant et nous aurions sans doute ri. Seulement, je savais le plaisir et le soulagement que j'avais éprouvé lorsque mon piège avait fonctionné. De cela, je ne pouvais rire ni même sourire. Je ne pouvais qu'être effrayée, effrayée de moi-même et de ce que j'étais capable de faire pour m'en sortir.

- Je ne sais pas trop, mentis-je à demi-mot. On verra bien les résultats, ça ne devrait plus être long.

Je haussai les épaules pour montrer une fausse nonchalance, après tout c'est ce qu'attendait de moi Ethan non ? Pourtant, malgré cela je ne brûlais que d'une seule envie : que la télévision s'allume et prouve à ce vieux mentor aigri et sûr de connaître tout sur tout que j'étais capable de me battre. Oh oui, je regrettais la note que je risquais d'avoir obtenu pour avoir montré une telle détermination : j'espérais que les Juges prendraient en compte pour mon handicap pour me mettre une note basse et ainsi passer inaperçue. Mais d'un autre côté, je jubilais à l'idée qu'une "bonne" note s'affiche... C'était presque impossible mais ce serait un immense plaisir de rabaisser le caquet à ce mentor.

Voyant que Jason tapotait une place à côté de lui sur le sofa, m'invitant à m'asseoir, je compris que je ne pourrais pas couper à la réunion qui se préparait autour de l'écran. Mes pas me conduisirent à ses côtés où je m'installai à bonne distance. Je n'étais toujours pas à l'aise en sa présence, trop de sentiments ambivalents me hantant sans que je ne réussisse à les trier pour apaiser mon esprit. Même si j'avais pris la décision de tout faire pour ne pas être un poids pour lui dans l'arène, de tenter de le sauver en demandant à Ethan de me désavantager pour lui, je n'arrivais toujours pas à m'avouer la vérité : trop de souffrances étaient en jeu, des remords trop anciens pour qu'ils ne puissent se briser si vite.

- Et toi ? Ton piège a fonctionné ? demandai-je à Jason avec un sourire de façade tout en tentant de dissimuler vaguement le tissu déchiré de mon pantalon et l'espèce de pâte verdâtre qu'on pouvait voir sur ma cuisse...

Nous n'avions pas réellement discuté de ce que nous allions présenter aux Juges, mais je le connaissais suffisamment pour savoir que la chasse était son talent caché. Il avait toujours été le meilleur d'entre nous et je ne pouvais donc envisager qu'il ait décidé de montrer autre chose... Bien entendu, s'il avait suivi les conseils de notre mentor, sa prestation n'aurait pas été aussi glorieuse que ses réelles capacités : nous ne devions pas avoir de notes trop élevées pour ne pas attirer l'attention.

Mais au fond qu'importe ! Que nous attirions l'attention ou non, nous serions des proies à un moment ou à un autre dans l'arène et à cet instant-là, il faudrait être prêt à faire ce qui était nécessaire. Et quoi qu'Ethan puisse en dire, j'étais prête même si cette certitude me terrifiait.